La bande dessinée est un support important de la culture nationale. En temps de guerre, elle cherche à réveiller les esprits patriotes par la caricature et les œuvres satiriques et mobilise les foules dans les journaux politiques en temps de paix. Mais surtout, elle permet à de nombreux auteurs d’exprimer leur vision de la société dans des œuvres interculturelles. Le Manwha coréen contemporain est fortement imprégné du phénomène manga. Cependant, il a transcendé ce modèle en y appliquant ses propres codes sociétaux et en assimilant les techniques et recours narratifs internationaux. Et, ce qui est en quelque sorte la marque de fabrique coréenne, il a imprégné les ressorts artistiques de la bande dessinée de ses propres talents. Le Manwha est à l’image de la Corée, dynamique, mouvant et terriblement efficace. Les auteurs coréens s’essaient à tous les styles, tous les supports et tous les genres. Il sera facile de signifier que souvent on est très proche du plagiat artistique, mais en s’y intéressant de plus près, on remarque des œuvres originales et passionnantes. Afin de mieux comprendre la diaspora bédéiste coréenne, prenons donc quelques exemples.
The Breaker Shin-woo est un jeune étudiant victime de harcèlement dans son lycée. Il rencontre un professeur hors du commun et va tomber dans le monde des arts martiaux et de la mafia coréenne. Modèle de droiture et de de volonté, on le voit évoluer dans la société coréenne. C’est un Manwha rythmé dont le scénario est bien cadré et haletant. Beaucoup d’action, ce qui en fait le Manwha parfait des amateurs de bons coups de poings et gros coups de pieds. Cependant, les scènes sont gracieuses et bien chorégraphiées. Le dessin est bien maitrisé et les personnages sobres. Même si on a parfois le sentiment que l’abondante poitrine et les jupes ultra-courtes font un peu cliché, il faut se rappeler que la société coréenne véhicule en masse ces modèles et ces messieurs apprécieront l’élégante silhouette des protagonistes féminines. Mais qu’on se le dise, au fur et à mesure des parutions, l’auteur a développé un style exceptionnel et nous livre hebdomadairement un travail de qualité. |
God of Bath
Hau She, 23 ans, est le symbole même de cette jeunesse insouciante qui rêve d’une vie de bohême, de design et de hauts salaires. Ses déboires financiers et le hasard vont le guider sur la voie des ttaemiri (personne qui vous enlève les peaux mortes du corps dans les bains publics). Recruté dans un sauna par un vieux propriétaire excentrique, ses mains de légende (non sans rappeler les mains solaires de Yakitate Japan, le manga boulanger) vont le propulser petit à petit dans le chemin du dieu du bain. Une œuvre désopilante qui véhicule humilité et autodérision. Un héros antipathique que l’on va adorer.
Magician
On sombre ici dans l’héroic fantasy. Un puissant magicien, Eldermask, est à la recherche d’informations sur l’immortalité. Il va rencontrer rapidement une petite elfe et son ami qui, par une tragique coïncidence, deviendront ses compagnons de route. C’est ainsi que vous entrerez dans cette histoire relativement intéressante qui mélange agréablement tous les recours scénaristiques des classiques du genre. Un héros charismatique qui va agréger autour de lui une équipe hétéroclite de personnages de races et de classes différentes. Vous y retrouverez magiciens, voleurs, guerriers, archers, elfes, démons et tout ce qui peut vous faire vibrer dans vos bandes dessinées préférées. Ce Manwha est en couleur et très bien travaillé. Au fur et à mesure, l’auteur trouve de la régularité dans son coup de crayon et très vite, les imperfections du départ laissent place à des personnages aux contours élégants et à des décors puissants.
Il existe encore de nombreuses pépites. Tant et si agréables que nous pourrions les détailler sur des pages et des pages. Cependant, avant de conclure, je voudrais revenir sur le contexte du Manwha. Il s’inscrit dans une société conservatrice qui assimile tous les modèles de réussite. Une société qui fait de l’identité coréenne son cheval de bataille. Ainsi, il est intéressant de remarquer que la culture locale est très présente dans les dessins, dans lesquels on retrouve de magnifiques vues de Séoul ou des patrimoines coréens. Mais aussi dans les rapports humains, avec la mise en avant d’un modèle de société basé sur une extrême hiérarchisation. Il est difficile pour les néophytes de percevoir ces références, mais pour les personnes férues de culture coréenne ou vivant sur place, cela est d’une évidence limpide. Le Manwha est parfaitement intégré dans la culture coréenne contemporaine. Il est présent sur format papier et sur internet. Dans le pays au taux de pénétration internet le plus haut du monde, cela fait des millions de lecteurs quotidiens qui parcourent les œuvres sur les sites dédiés. Autant qu’on se le dise, le Manwha est un ogre endormi qui, quand il aura affiné son style et perçu les critères internationaux, envahira les marchés comme l’avait fait le manga en son temps.
Alexandre Crouzet