Spy Gone North / 공작 (Gongjak)

Le dernier film de Yoon Jong-bin est encore à l’affiche de quelques salles parisiennes. C’est l’occasion de se laisser emporter sur grand écran dans la Corée des conversations secrètes et des années 90.

 

Au mois de Mars 1993 à Séoul, un ancien officier, le major Park Suk-young est engagé par les services secrets pour espionner l’avancée du programme nucléaire clandestin du Nord dont la rumeur s’amplifie depuis 4 ans. Nom de code « Black venus ». Depuis Pékin, il parvient à infiltrer un groupe de dignitaires de Pyongyang. Il gagne progressivement la confiance du Parti. Mais alors qu’il touche au but une révélation le plonge dans un profond dilemme qui met en péril sa mission. Au même moment, l’élection présidentielle qui approche au Sud ajoute encore à l’incertitude.

Sorti cet été en Corée, <Spy gone North> a attiré 5 millions de spectateurs. A l’affiche en France depuis le 7 Novembre dernier, le film a connu une pré-exploitation exceptionnelle : le film a été projeté en avant-première dans 3 festivals (Cannes, l’Etrange et le FFCP), et s’il n’a été récompensé que dans un, c’est d’avoir été hors compétition dans les deux autres. A Cannes, les Séances de Minuit sont réputées être sélectionnées pour réveiller le festivalier ahuri au terme d’une journée de projection. L’année dernière, avec <The Villainess> la Croisette s’était déjà vue administrer sa dose d’adrénaline nocturne par la Corée. Yoon Jong-bin prend la relève et effectue au passage son grand retour à Cannes, 12 ans après ses débuts remarqués avec <The Unforgiven>, qui mettait déjà l’amitié virile et martiale à l’honneur. L’Etrange est un festival plus radical. Il est consacré tout entier au cinéma marginal. Sa mission : impressionner l’œil et « choquer le bourgeois ». <Spy gone North> y a tout bonnement triomphé en remportant le Grand Prix et le Prix du public lors de la clôture.

<Spy gone North> est un film d’un genre aujourd’hui devenu rétro : le film d’espionnage bavard, non-pyrotechnique, slow-paced, feutré, atone, réaliste. Rien à voir avec Jason Bourne et James Bond. Tout à voir avec Tony Scott et Sidney Pollack. Des enjeux extraordinaires se dénouent dans un cadre ordinaire. Les bâtiments sont gris et le papier peint est moche. Les hommes flottent dans des uniformes ridicules ou des costumes de mauvais goût, tous mal coupés. Ils échangent des banalités en buvant du whisky, beaucoup. Des litres. Une vapeur tourbée entoure le métrage : en bouteille, en fût, en flasque, en contrebande, avec ou sans serpent : Spy gone North est un film qui donne très soif.

Après la projection j’avais envie d’un Gloden Blue. Un Windsor, éventuellement, ou un Eclat, pourquoi pas. A l’extrême limite, j’aurais toléré un Kavalan taïwanais, pour rendre hommage au pays qui a principalement accueilli le tournage. Ce qui, à lire certaines critiques, a donné des plans de Pyongyang à couper le souffle et des scènes de rues de Pékin ridiculement contrefaites. Mais moi, je suis un béotien, je n’ai pas su voir çà.

 

En revanche, ce que j’ai vu m’a rappelé le <JSA> de Park Chan-wook. Non seulement pour le thème qu’ils partagent, mais aussi pour les mouvements de caméra « impossibles ». Impossible pour un citoyen ordinaire sud-coréen de traverser le Pont du Non-Retour, ou de survoler le Mont Paekdu, pourtant berceau de sa civilisation. La caméra s’autorise ce que l’individu ne peut pas, réaffirmant la théorie que le cinéma, lui, peut tout. Comme jeter un œil dans un pays où le regard est interdit par exemple. Ou bien réunir symboliquement deux nations fâchées depuis 3 générations.
Ce qui fait de <Spy gone North> un film engagé.

 

<Spy gone North> est un film politique déguisé dans un trench-coat d’agent secret. Le film est une version fictionnalisée de la vraie histoire de Park Chae-seo : l’espion tellement prêt à tout qu’il a enregistré son entrevue avec Kim Jong-il grâce à un mouchard dissimulé dans son urètre.
En 1998, la soudaine détente entre les deux Corées surprend le monde, d’autant qu’elle semble surgir de nulle part. Comme une prolongation naturelle de l’arrivée de la gauche au pouvoir. Mais personne n’en connaît vraiment la genèse. Ce film nous en propose les coulisses : l’alternance et la politique du rayon de soleil fut une course d’obstacle. Le décompte des secondes avant le vote présidentiel fait directement écho à celui de <The King> de Han Jae-rim, sorti l’année précédente. Les protagonistes sont là aussi réunis, en sueur, autour d’un compte à rebours qu’il ne faut surtout plus désamorcer.
A l’époque où le film démarre, la Corée vient d’élire son premier président civil, au suffrage universel direct, rétabli de haute lutte. La Démocratie apprend à marcher. L’économie ne sera giflée par la crise du FMI que dans 4 ans. Vu de l’étranger, le Sud se normalise tandis que le Nord devient infréquentable. Même pour les rares partisans socialistes que comptent les démocraties libérales, la confirmation du programme nucléaire finira par dissuader. Or, dans son principal plot-twist, le film dénonce l’alliance contre-nature entre la dystopie stalinienne du Nord et la droite anti-communiste du Sud (vrai antagoniste du film ?) pour faire barrage à l’élection du candidat de gauche, caricaturé en menace rouge par une grossière « reductio ab stalinum ».
A l’inverse l’espion apparaît comme le seul agent du sud favorable au réchauffement. Sa mission d’infiltration de Yongbyon est manifestement un échec. Son principal bilan : un projet de complexe hôtelier, à flanc de montagne, bâti par le Sud, géré par le Nord qui accueillera bientôt les réunions de familles séparées. Ça, et avoir enfin un peu ouvert le pays le plus fermé au monde aussi.

Pourtant, 12 ans après la spectaculaire révélation de son identité dans la presse, Park Chae-seo est subitement arrêté en 2010 à Séoul, au motif d’avoir été un agent double. C’est que, dès qu’ils sont revenus au pouvoir, les conservateurs se sont empressés de nommer un nouveau chef des renseignements et Park Chae-seo est depuis incarcéré. Le film nous rappelle qu’il attend désormais son jugement.

 

Bien déguisé sous des couches de vêtements successifs (film d’espionnage à la papa, bio-pic alternatif, protest-movie d’une gauche toujours un peu douteuse dans un pays génétiquement anti-communistes) le métrage cache astucieusement sa vraie nature. C’est d’abord et avant tout un habile « guy-cry », un tear-jerker pour mecs. Insidieusement, le récit évolue pour se concentrer sur la relation ambigüe et contrariée de ses deux rôles principaux (formidable appariement de Hwang jung-min, de retour avec son accent busanais de <New World>, et de Lee Sung-min, mais si vous savez le petit chef odieux mais au grand cœur de <Misaeng>), toute cousue de non-dit fraternel, progressant prudemment dans un pays-caserne où un seul mot maladroit peut vous tuer et où mêmes les citoyens libres ont l’air d’être en prison. Comment dès lors imaginer que la seule idée d’un fragile rapprochement unira sincèrement un homme d’affaire louche et un général corrompu. Et pourtant cela fonctionne, terriblement bien même. Pourvu que l’on ait encore un tant soit peu d’émotion de réserve pour le côté de l’amitié masculine, <Spy gone North> est un film exténuant. Car si pour un esprit conservateur, la « fraternisation » c’est un délit, passible de la cour martiale en temps de guerre (ou du débarquement immédiat d’une inspectrice suisse un peu trop têtue), c’est à l’inverse une hypothèse beaucoup plus tolérable pour Yoon Jong-bin. Les témoignages de sympathie clandestine que s’adressent les deux héros, ont des airs de réunions de familles séparées au Mont Kumgang : des retrouvailles chaque fois émouvantes toujours suivies par des adieux éprouvants.

 

Simon Duponteix